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L'ABBAYE DE LA CHALADE
EN 1790 :
LA DISPERSION DES RELIGIEUX

Le 2 novembre 1789, suite à la proposition de Talleyrand, évêque d'Autun, l'Assemblée constituante plaça les biens du Clergé à la disposition de la Nation, afin de restaurer les finances de l'État. Les communautés religieuses durent déclarer leurs biens dans les deux mois. La déclaration des biens mobiliers et immobiliers et des charges de l'abbaye de La Chalade fut faite, pour la mense conventuelle [1], le 10 février 1790, au bailliage royal de Clermont et signée par le frère Joseph Bricard, prieur [2].

Le décret du 20 mars 1790 prescrivit aux officiers municipaux de procéder à l'inventaire de tous les biens mobiliers et immobiliers, des revenus et des dettes, des papiers et des archives, car les communes étaient chargées de la vente et percevaient un seizième de bénéfice. Pour ce faire, les officiers municipaux devaient pénétrer dans toutes les maisons religieuses.

Le 13 février 1790, l'Assemblée avait décrété, par ailleurs, la sécularisation des ordres religieux. Les religieux voulant continuer la vie commune seraient regroupés dans des maisons dites « de réunion ». Les religieuses pouvant théoriquement demeurer dans leur maison d'origine. Précédemment, d'autres mesures avaient interdit de recevoir des postulants et d'admettre des novices à la profession religieuse. Les religieux souhaitant quitter le cloître recevaient une pension décente.

L'inquiétude gagna alors le frère Louis-Joseph Ducrez [3], procureur de l'abbaye, et les habitants du village de La Chalade. En témoigne cette lettre adressée au Comité ecclésiastique de l'Assemblée.

A Messieurs,
Messieurs les Présidents, vice-présidents et notables du comité ecclésiastique,
D. Ducrez, Religieux procureur de l'abbaye de la Challade, ordre de Cîteaux, diocèse de Verdun, à l'honneur de vous représenter que depuis l'époque des décrets rendus par l'auguste assemblée sur les Religieux, leurs fermiers et créanciers se sont alarmés d'une manière étonnante, sans fondement sans doute.
Les fermiers craignent que les baux nouveaux qu'ils tiennent des dits Religieux avant la tenue des états généraux, et pour lesquels ils ont paye des pots de vin, n'aient pas lieu en leur faveur après la vente qui doit se faire des biens du clergé ; et pour sûreté des deniers qu'ils ont été obligés d'avancer, ils se refusent à payer leurs canons, ce qui met le suppliant dans une gêne affligeante pour fournir aux dépenses journalières de la communauté.
Les créanciers présentent requête aux fins de saisir les fermiers, ce qui augmente encore la gêne du suppliant
Les Religieux, d'un autre côté, profès de leurs maisons respectives selon l'usage de l'ordre de Cîteaux, refluent chacun dans leurs maisons, sans en avoir reçu des ordres des supérieurs majeurs (ce qui prouve l'anarchie) pour participer au mobilier de leurs maisons professes, dans l'espérance où ils sont que l'auguste assemblée les traitera favorablement pour entrer dans leur petit ménage [4].
Ces changements inattendus et de confusion, dérangent beaucoup les vues économiques du suppliant, qui désirant se conduire jusqu'à la fin en bon père de famille, se trouve lui-même fort embarrassé, ne sachant quel parti prendre; ou se rendre dans sa maison de profession [5] à l'exemple de ces confrères, ou à continuer son office dans la maison, où il est et dont les intérêts lui ont été confiés.
Dans ces circonstances fâcheuses, le suppliant espère des sentiments patriotiques de nos seigneurs du comité ecclésiastique, qu'ils voudront bien calmer les fortes et vives inquiétudes du suppliant, des fermiers et des créanciers de l'abbaye de la Challade; et le dit suppliant continuer de former des voeux pour la prospérité de la plus auguste assemblée de l'univers.
A l'abbaye de la Challade, près de Ste Menehould, ce 20. mars 1790
f. DUCREZ, Religieux procureur

On ne sait quelle réponse fut donnée à cette lettre. Un récolement de biens mobiliers de l'abbaye fut effectué par la municipalité de La Chalade les 21 mai et jours suivants [6]. Une nouvelle visite domiciliaire fut faite le 8 octobre par la municipalité, afin « de vérifier les différents enlèvements de meubles que peuvent avoir fait les religieux et y constater les distractions qui en auraient pu être faites » [7].

Les frères Bricard, Vintas et Claro déclarèrent vouloir quitter l'abbaye et demandèrent une décharge pour ce qu'ils emporteraient. Réserve fut faite du cas du frère Pierron, parti en juillet en emportant ses effets et ses meubles [8]. Il avait déménagé une nuit, sans prévenir ni les religieux, ni la municipalité de La Chalade. C'est du moins ce qu'affirme le procès verbal établi le 17 juillet, par la municipalité, à la demande des religieux.

Lors de cette visite du 8 octobre, on constata qu'en fait les frères Bricard, Claro et Vintas avaient déjà enlevé tous les meubles de leurs chambres. Ils déclarèrent que ces meubles étaient uniquement à leur usage et « n'avoir rien enlevé du mobilier de la maison ». Ils demandèrent que la vérification de l'inventaire soit faite sous huitaine, car ils désiraient « sortir de la maison » et voulaient obtenir une décharge de tous les effets emportés.

Détail intéressant « Ces messieurs (Claro et Vintas) nous ont représenté que le mobilier des chambres de chaque religieux n'était pas équivalent à celui de M. Bricard, prieur... » ! Ils demandent donc des meubles en supplément ou une rétribution. On ne sait ce que décida le district.

Le 25 octobre, de nouveau deux administrateurs du district de Clermont se rendirent à l'abbaye à l'effet de recevoir la déclaration des religieux « s'ils entendent profiter de la liberté qui leur est accordée par les décrets de sortir de la dite maison et de se retirer en leur particulier ou de continuer à mener la vie commune jusqu'à l'époque fixée par les dits décrets » [9].

Les frères Ducrez, Frison, Camberlin, Romagny et le frère Longuet, curé, « actuellement en récréation dans sa famille ayant laissé indication de sa volonté », déclarèrent vouloir continuer la vie commune au moins jusqu'au 1er janvier 1791 et vouloir rester dans la maison. Le rapport des administrateurs du district de Clermont rappelle que les frères Bricard (le 13 octobre), Claro (le 25 août) et Vintas (le 25 septembre) « se sont retirés en leur particulier dans le lieu de La Chalade » et qu'ils en ont fait la déclaration à la municipalité. Quant au frère Pierron, sorti le 7 juillet - sans déclaration -, nous apprenons qu'il est allé résider à « Voix » (Lavoye). Il n'est pas fait mention du frère Vanin, ce qui est curieux, car on sait qu'il suivit les frères Ducrez et Claro à La Chalade, puis à Boureilles, et mourut chez Ducrez, à Dun, en 1811.

Cette visite avait également pour but une nouvelle opération de contrôle, avec apposition de scellés, opération ordonnée aux départements par le Comité d'aliénation des biens nationaux et le Comité des affaires ecclésiastiques le 19 octobre 1790, des dilapidations ayant été constatées dans diverses maisons religieuses. L'inventaire des papiers du « chatrier » suivit, afin d'en tirer les baux, puis percevoir les revenus des biens affermés. C'est alors que les frères Ducrez, Frison, Camberlin et Romagny déclarèrent que, ne voulant plus demeurer chargés de veiller sur les meubles, effets mobiliers, archives, titres, papiers et bibliothèque, ils demandaient de procéder au récolement du mobilier. Ce qui fut fait sur le champ.

Notons que les religieux présents demandèrent et obtinrent que leur soit rendu le couvert d'argent qu'ils avaient apporté à l'ordre en entrant en religion, de même que le mobilier et les effets à leur usage, ainsi que le prévoit les décrets de l'assemblée. « Le sieur Longuet, absent de ladite abbaye avec la permission de MM. les officiers municipaux » par déclaration sous signature privée du 20 octobre, demanda à rester curé de La Chalade et de continuer à habiter l'abbaye en cette qualité. Il réclamait également son couvert d'argent et les meubles de sa cellule.

Autre cas particulier : le frère Camberlin, qui fait observer que, depuis neuf ans, ses supérieurs l'ont envoyé dans différentes maisons en qualité de professeur ou de directeur (confesseur) [10] et qu'il n'est arrivé que le 13 mars de cette année 1790 à La Chalade, où on l'a logé, faute de place dans une chambre d'hôte. Il réclame donc qu'on lui accorde les meubles et effets auxquels il a droit et qu'il n'a pas reçus. Toutes ces requêtes sont satisfaites.

De son côté, le frère Bricard, « ci-devant prieur » - qui est présent ainsi que les frères Claro et Vintas -, déclare « avoir emmené dans la maison où il réside dix-huit volumes de l'Histoire du Bas-Empire et vingt-trois de la bibliothèque de l'abbaye et qu'il offrait de remettre quand il en serait requis ».

La vente des meubles et effets non attribués aux religieux fut fixée au lundi 8 novembre. Jusque-là, le frère Ducrez demeurerait seul comptable et garant envers le directoire du district et les autres religieux. Mais l'audition des comptes ne put se faire que juste avant la vente, les commissaires annonçant qu'ils doivent se transporter incessamment à Varennes afin de procéder à l'inventaire du mobilier des religieuses annonciades !

Le procès-verbal fut signé par les frères Camberlin, Romagny, Bricard, Claro, Vintas, Frison, Ducrez (procureur) et par les sieurs Létache, Demoulins, Crunat, Simonin, Martinet, Raulx et Mennehand (secrétaire). La vente du mobilier eut lieu le 29 novembre 1790 [11] et, le 18 avril 1791, tous les bâtiments furent adjugés à Jean-Marie de Parfonru [12]. Tous les religieux avaient quitté l'abbaye, mais ils n'avaient pas tous quitté La Chalade. C'est ainsi que le frère Ducrez, devenu curé constitutionnel à la suite du frère Longuet, put cacher les reliques vénérées dans l'église de l'abbaye, en 1794, au plus fort des persécutions religieuses. Elles furent exhumées en 1822, mais les témoignages par lettres des anciens religieux encore en vie ne permirent pas de les identifier - et encore moins de les authentifier - toutes [13] !

Seule des abbayes cisterciennes argonnaises et meusiennes, celle de La Chalade s'offre encore presque entière à nos regards et à notre réflexion. En effet, plus ou moins rapidement après la dispersion des religieux, la vente des biens mobiliers, la saisie des archives et la vente des biens immobiliers, les bâtiments des abbayes furent partiellement ou entièrement démolis. Ainsi, de retour de Valmy, Goethe vit-il abattre l'église de l'abbaye de Châtillon (commune de Pillon, Meuse). Les acquéreurs n'avaient d'ailleurs que faire des églises abbatiales et les communes, sauf exception comme à La Chalade, possédaient déjà une église paroissiale. Le reste des bâtiments pouvait servir à une exploitation agricole ou être transformé en habitation. Il pouvait aussi servir, comme les églises, de carrière de pierre ou achever de disparaître lors d'une des deux guerres mondiales. On retrouve également une partie du mobilier des églises abbatiales dans les églises voisines, ainsi que les restes de leurs bibliothèques et de leurs archives dans les dépôts d'archives et bibliothèques de la région.

Noëlle CAZIN


[1] En 1790, la mense conventuelle de l'abbaye de La Chalade possédait, dans le Clermontois et en Champagne, près de cinq cents hectares de bois, quelques prairies, six fermes, une tuilerie et presque toutes les maisons du village de La Chalade. Le détail en est donné dans cet inventaire du 10 février 1790. Nous n'avons pu étudier l'aliénation de la merise abbatiale.

[2] A.D. Meuse, Q 815.

[3] Sur Louis-Joseph Ducrez et les neuf autres cisterciens de La Chalade, voir, dans ce numéro d'Horizons d'Argonne, l'article de l'abbé Gaillemin. C'est également l'abbé Gaillemin qui a trouvé cette lettre de Ducrez aux Archives nationales (D XIX. 14). Nous le remercions de nous l'avoir communiquée.

Ducrez (comme 80 % des religieux meusiens desservants de paroisses - parmi lesquels les neufs cisterciens ou bernardins qui l'étaient -) prêta le serment constitutionnel exigé par la loi du 26 novembre 1790 des prêtres fonctionnaires. Procureur de l'abbaye de 1787 à 1790, il devint curé de La Chalade en 1791, succédant à son confrère Longuet qui avait prêté ce serment avec restriction. Ducrez était bien implanté dans la région : dès le 14 octobre 1790, il déclare avoir transporté dans la maison du village qu'il doit habiter du mobilier de l'abbaye. Il demeura à La Chalade durant toute la période révolutionnaire, exerçant les fonctions de desservant quand le culte était autorisé et hébergeant ses confrères Claro et Vanin.

En 1803, après le Concordat et le retour de la plupart des prêtres constitutionnels dans le giron de l'Eglise, il est nommé curé de Boureuilles (paroisse dont La Chalade avait été annexe jusqu'en 1705). Ce n'était pas assez pour lui en 1807, il fit intervenir le général Radet et le sénateur Vimart afin d'obtenir une cure plus importante. C'est ainsi qu'il fut nommé en 1808 curé de Dun-sur-Meuse.

Pour tout ce qui concerne l'histoire religieuse du département de la Meuse sous la Révolution, consulter l'ouvrage de Mgr Aimond, le Pouillé du diocèse de Verdun et les travaux de l'abbé Gaillemin (Dictionnaire des prêtres, religieux et religieuses... et articles publiés dans le Bulletin des sociétés d'histoire et d'archéologie de la Meuse).

[4] Voir plus loin le cas de Jean-François Camberlin.

[5] Louis-Joseph Ducrez avait été professeur à l'abbaye de Foucarmont (près de Neuchâtel-en-Braye, Seine-Maritime) avant de venir à La Chalade en i 787. Était-il profès de Foucarmont ?

[6] A.D. Meuse, Q 815.

[7] A.D. Meuse, Q 815.

[8] Sur Jean Pierron, le benjamin de la communauté (il avait 25 ans le plus âgé Vintas - avait 57 ans l'âge moyen et le plus fréquent est une quarantaine d'années), dont le manque d'attrait pour la vie religieuse ou même l'état ecclésiastique est amplement attesté, voir aussi plus haut l'article de l'abbé Gaillemin. Son départ discret est évidemment en relation avec sa vocation religieuse « forcée » ses parents.

[9] A.D. Meuse, Q 815.

[10] Jean-François Camberlin était auparavant directeur des religieuses de Notre-Dame-des-Prés à Troyes.

[11] AD. Meuse, Q 815.

[12] AD. Meuse, Q 1533, P 177.

[13] Pouillé, I, p. 744.